L’obstacle de l’expérience première comme opportunité
majeure d’usage de situations adidactiques
Malgré l’insistance que je fais ici sur l’intérêt
d’exposés ex-cathedra pourvu qu’ils relèvent d’une perspective
socio-constructiviste je pense que des dispositifs s’apparentant à des
situations adidactiques demeurent utiles en certaines circonstances que je
précise en remontant aux sources des obstacles épistémologiques
caractéristiques, d’après Bachelard (1980), de la pensée pré-scientifique et
qui s’articulent autour de ce qu’il nomme l’obstacle de l’expérience première.
Pour rappel, l’extension abusive des images familières ou l’obstacle
substantialiste consiste à faire référence à une substance dotée de propriétés
quasi magiques pour expliquer les phénomènes observés : par exemple,
l’attraction de poussières sur une paroi électrisée sera expliquée par
l’existence d’un fluide électrique. Bachelard explique bien que l’obstacle naît
du fait qu’il s’agit là non d’une métaphore mais bien d’une explication de la
situation induite par ce que les sens nous en livrent : « On pense
comme on voit, on pense ce qu’on voit : une poussière colle à la paroi
électrisée, donc l’électricité est une colle, une glu. On est alors engagé dans
une mauvaise voie où les faux problèmes vont susciter des expériences sans
valeur, dont le résultat négatif manquera le rôle d’avertisseur, tant est
aveuglante l’image première […] ». Et, dans un autre de ses ouvrages,
Bachelard (1949) estime que le positivisme doit laisser place à ce qu’il
appelle le « rationalisme appliqué », soit une « mentalité abstraite-concrète » qui intègre
«
la réciprocité des dialectiques
qui vont sans fin, et dans les deux sens, de l’esprit aux choses ». On
retrouve donc ici un enjeu d’apprentissage déjà formulé plus haut en référence
à Popper et Piaget.
. Une expérience première envisagée en
un sens très général
Cette
référence à l’expérience première de Bachelard nous amène au débat sur le
caractère culturel ou spontané des obstacles épistémologiques et sur la
distinction entre obstacles épistémologiques et obstacles didactiques. Je rends
compte de ces débats dans Schneider (2008) et me contenterai ici de dire qu’on
ne peut trancher qu’au cas par cas et qu’il convient d’envisager l’obstacle de
l’expérience première en un sens très général. En effet, une telle expérience
peut relever d’une vision empirique des phénomènes relativement
« spontanée » bien que possiblement aggravée par des pratiques
enseignantes comme l’ostension, signe d’une épistémologie
empiriste-sensualiste. Mais l’obstacle de l’expérience première peut provenir
aussi de connaissances acquises lors d’une scolarité antérieure ou d’un contrat
particulier qui leur est lié. Dans les sections qui suivent, j’illustre ces
deux points de vue qui montrent des origines diverses d’un obstacle
épistémologique, entre « inné » et « acquis », pour
reprendre une expression souvent galvaudée mais qui a le mérite de la sobriété.
Les exemples décrits me serviront ensuite à situer les enjeux d’ingénieries
didactiques qui font l’objet de TD associés à mon cours.
. Exemple d’expériences premières
relevant du positivisme
Mes
premiers exemples sont des manifestations du positivisme. Je partirai
d’obstacles que j’ai travaillé il y a longtemps (Schneider, 1988, 1991), à
commencer par ce que j’ai nommé « l’obstacle de l’hétérogénéité des
dimensions ». Il concerne des comparaisons de grandeurs basées sur des
« indivisibles », d’où son nom. Le terme indivisible est emprunté à
Cavalieri qui déduit, par exemple, un rapport entre les volumes de deux solides
compris entre deux plans parallèles de la constance du rapport entre les
mesures de leurs indivisibles, entendant par là les surfaces découpées
respectivement dans les solides par des plans quelconques parallèles aux
premiers. Cette comparaison est audacieuse en ce sens que l’on déduit une
information sur des volumes à partir d’une autre sur des aires, changeant ainsi
de dimension. Mais elle est correcte dans le découpage qui vient d’être évoqué.
L’obstacle se manifeste lorsque de mêmes comparaisons sont faites dans certains
autres cas, par exemple lorsqu’on suppose que les volumes de deux solides de
révolution sont entre eux comme les aires des surfaces qui les engendrent. On
observe alors que, pour justifier un tel résultat qui est faux, les élèves
donnent des arguments dans le domaine des grandeurs en insistant, par exemple,
sur le fait que les solides sont composés de leurs sections radiales, comme si
les mesures de grandeurs, loin d’être des concepts ayant une vie propre, se
doivent de traduire une façon de voir les grandeurs elles-mêmes. Cet obstacle
de l’hétérogénéité des dimensions est une hypothèse qui permet d’interpréter de
multiples erreurs d’élèves liées au calcul intégral non seulement dans le cadre
d’une ingénierie qui intègre des découpages à la Cavalieri en guise de méthodologie
de recherche mais aussi dans celui d’une transposition didactique plus
standard. Il prend en compte également des réactions de personnes ayant une
formation plus poussée en mathématique, par exemple des professeurs en
formation, outre le fait qu’on en trouve des traces dans l’histoire. Mais, au
delà de sa « résistance » qui permettrait déjà d’argumenter son
caractère épistémologique, cet obstacle m’intéresse surtout car il est
significatif d’une position plus globale vis-à-vis des mathématiques relevant
du positivisme empirique tel que caractérisé plus haut.
Une
vision des mathématiques imprégnée de positivisme empirique permet en effet
d’expliquer les erreurs liées à l’obstacle de l’hétérogénéité des dimensions
qui traduit des glissements inconscients des grandeurs à leurs mesures censées
en être le reflet. Mais, au delà de ce contexte sans doute étroit, cette vision
positiviste permet d’interpréter des réactions relatives à des objets
géométriques ou grandeurs définis par le biais du concept de limite. Ainsi la
tangente peut-être perçue comme « limite » de sécantes sans qu’aucune
topologie n’ait été définie sur l’ensemble des droites plutôt que comme droite
définie à partir de sa pente, c’est-à-dire d’une limite de fonction au sens
mathématique. C’est l’obstacle géométrique de la limite que j’ai étudié à la
suite de Sierpinska et dont j’ai montré qu’il se manifestait aussi à propos des
aires curvilignes dont les élèves doutent qu’elles puissent égaler exactement
une suite d’aires rectilignes, pensant assez volontiers le passage à la limite
en termes de rectangles qui finissent, « à la limite », par se
réduire en segments. Quant à la vitesse instantanée, des élèves prétendent
qu’elle n’existe pas se référant à l’impossibilité de la déterminer exactement
par des observations et des mesures, se situant donc dans un univers sensible
en dehors du monde des concepts imaginés par l’être humain. Au delà de
l’analyse mathématique, je note que Glaeser (1981) interprète la fin des
« difficultés » d’appréhension des nombres relatifs par le fait qu’il
ne « s’agit plus de déterrer dans la Nature des exemples pratiques qui
« expliquent » les nombres relatifs sur le mode métaphorique. Ces
nombres ne sont plus découverts, mais
inventés, imaginés ». De même, les conceptions causaliste et
chronologiste du concept de probabilité conditionnelle s’expliqueraient,
d’après Gras et Totohasina (1995), par la difficulté à raisonner sans référence
à des exemples précis et l’on rejoindrait ici la fixation à un contexte dont
parle Artigue.
Une expérience première d’ordre plus contractuel
On peut imaginer, à un autre niveau et dans certains
cas, que l’expérience première des élèves soit déterminée par leur rapport
personnel aux objets de savoirs tel que nourri par leur scolarité antérieure.
Je rejoins là le point de vue partagé par Brousseau et Chevallard, selon lequel
tout comportement d’élève a une signification « en relation avec les
conditions concrètes de son activité » et, in fine, liée au contrat
didactique. On peut donc s’attendre à observer des obstacles
« contractuels » tout aussi résistants que les obstacles
épistémologiques relevant d’une approche première plus spontanée. C’est ce que
j’illustre ci-après au moyen d’un exemple analysé par Lebeau et Schneider (à paraître).
L’interprétation
d’équations cartésiennes incomplètes, telles y = -3/2x + 3 ou z = 0, soulève
des difficultés d’apprentissage que ce soit pendant la période d’enseignement
au niveau secondaire (Lebeau, Schneider, Ib.) ou après comme l’ont constaté
Sackur et al. (2005) chez des étudiants universitaires en 1ère année
de « Mathématiques Appliquées aux Sciences Sociales ». Pour plusieurs
élèves ou étudiants, les équations y - 2x +1 = 0 (ou, pire, y = 2x - 1)
seraient, dans l’espace « usuel », celles d’une droite. De même, de
nombreux étudiants continuent à penser, malgré l’enseignement reçu, que
l’équation ax + by + cz + d = 0 généralise à l’espace l’équation d’une droite
dans le plan. On peut interpréter ces réactions d’élèves en termes de contrat
didactique. En l’occurrence, un élève croit devoir gérer convenablement les
expressions algébriques qui sont, à ses yeux, plus des étiquettes que des
contraintes, en respectant les différences ostensives et en préservant la
complexité ostensive. Ainsi, des objets géométriques distincts se doivent
d’être représentés par des écritures distinctes et il serait donc aberrant,
pour lui, qu’une équation du type y = 2x + 1 représente, tantôt une droite,
tantôt un plan au gré des circonstances. Et, pour préserver la complexité ostensive,
il garde plus ou moins la forme de l’équation d’une droite dans un plan en
faisant tout simplement intervenir z pour dire que, cette fois, on travaille
dans l’espace, exactement ce qu’on fait d’ailleurs, à bon escient, pour
généraliser l’expression de la distance entre deux points entre le plan et
l’espace.
Apprendre
‘contre’ ses connaissances antérieures mais aussi ‘avec’
L’impact de ces expériences premières dans
l’apprentissage est conséquent ainsi que le montrent plusieurs articles tels
celui de Castela (1995) sur les tangentes dont j’emprunte grosso modo le titre.
Ce qui appelle a priori des dispositifs didactiques spécifiques. Des jeux
adidactiques (ou mixtes) devraient permettre alors une mise à l’épreuve de
connaissances anciennes ou, à tout le moins, la mise en évidence d’un projet
qui en suppose un prolongement. J’y vois une vision poppérienne de mise à
l’épreuve et d’émergence de modèles mathématiques. Par exemple, la situation du
puzzle permet de falsifier le modèle additif qui, je cite Brousseau, en tant
« qu’obstacle résistant à la mise en place du modèle multiplicatif doit
pouvoir lui être opposé dans des situations ouvertes, ce choix devant se faire
sur des critères rationnels et intellectuels ». Ce qui lui fait préférer,
dans la problématique des agrandissements de figures, la situation du puzzle à
toute autre situation exploitant un matériel qui agrandit tel le pantographe et
dans laquelle il suffirait de découvrir le modèle multiplicatif comme une
« loi de la nature ». De même, à propos de l’équivalence des couples
permettant de coder l’épaisseur des feuilles de papier, Brousseau
déclare : « Les couples qui obéissent à la loi implicite ne donne
lieu à aucune remarque : ce sont des couples qui ne lui obéissent pas qui,
par l’accident qu’ils révèlent, rendent la formulation nécessaire : comme
une théorie, le modèle se révèle par ses contradictions – apparentes ou réelles
– avec l’expérience et non avec ses accords ». On reconnaît bien là un
processus de mise à l’épreuve de modèles inadaptés.
Les situations adidactiques créent ainsi une
déstabilisation d’une certaine « violence » qui suppose un
« environnement » didactique particulier. A commencer par ce que
Brousseau appelle un équilibre entre ruptures du contrat didactique que suppose
la dévolution de telles situations et maintien de la relation didactique. Mais
aussi le processus de dépersonnalisation par lequel l’élève réalise que ce qui
est en jeu, c’est l’analyse collective de stratégies candidates et non ses
capacités personnelles à résoudre des problèmes. Il me paraît également
important d’insister sur une forme de rentabilisation de l’investissement
initial des élèves consistant à accepter qu’ils prennent plaisir à
« tuer » les problèmes au moyen des techniques apprises, la
dévolution se portant alors sur le choix de la technique appropriée lorsque les
classes de problèmes se multiplient.
A d’autres occasions,
cette violence peut être évitée, les nouveaux savoirs étant présentés dans la
continuité des anciens. Je pense en particulier aux extensions des ensembles de
nombres, sources, selon Brousseau, d’obstacles épistémologiques. Ailleurs
(Schneider, 2008), je développe que c’est l’usage même du mot
« nombre » , dans des situations nouvelles, qui pose problème aux élèves.
Ce que Jacquard (2001) exprime si bien à propos des complexes : « Tout
devient facile si l’on admet que les
manipulations auxquelles nous allons nous livrer concernent non pas des nombres
mais des couples de nombres. La fantasmagorie alors disparaît et chacun peut
suivre un cheminement qui n’a plus rien de mystérieux ». On peut dès lors
choisir une approche moins violente où les nouveaux nombres, qui ne sont pas
d’emblée nommés tels, répondent à un projet de modélisation. C’est ce qu’ont
illustré Matheron et Noirfalise, dans un TD associé à ce cours, en faisant
apparaître les « nombres » relatifs comme des programmes de calcul
permettant de simplifier des programmes plus complexes. Selon une idée de
Chevallard, développée par l’antenne marseillaise d’AMPERES, il s’agit de
remplacer un programme P1 : « à un nombre, on ajoute un
deuxième et on soustrait un troisième » par un programme P2 :
« à un nombre on ajoute ou soustrait un deuxième ». Les relatifs
apparaissent alors comme simplificateurs dans certains cas. Je citerais aussi
les « nombres » complexes introduits comme
codages de similitudes par
Rosseel et Schneider (2003, 2004). Dans les deux cas, le professeur donne in fine le statut de nombres à ces
objets en raison du fait qu’on peut les additionner et les multiplier, ce qui
n’est pas sans rappeler la position de Brousseau à propos des décimaux.
L’efficacité des situations adidactiques sur les
apprentissages se devrait d’être étayée davantage. Il y a bien quelques études
montrant que certaines situations adidactiques font évoluer les conceptions des
élèves relatives à certains savoirs mathématiques. Mais il est moins évident
que cette évolution soit pérenne et on peut supposer, comme le montre la
recherche de Castela (1995) sur le concept de tangente, que des conceptions
anciennes cohabitent avec les nouvelles qu’elles contredisent. De même est-il
délicat de prouver une quelconque efficacité en matière de disponibilité des
connaissances, les conditions suffisantes n’existant pas en didactique. Tout au
plus les dysfonctionnements peuvent-ils nous pousser à formuler des conditions
nécessaires. Parmi lesquelles je mettrais volontiers le fait qu’un seul
discours ne peut suffire à favoriser chez les élèves le deuil de conceptions
devenues inadaptées. Je reviendrai sur ce qu’on peut attendre comme type de
preuve en ce domaine dans la section dévolue aux aspects liés à la recherche.
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